J’ai chroniqué ici l’excellent livre sur la défaite de 1940, Comme des lions, de Dominique Lormier, dont un passage traite d’un repli français dans l’Empire, sans capitulation.

Récemment, un groupe mené entre autres par Jacques Sapir n’a pas résisté à la tentation de l’uchronie sur ce point. Le choix du point de divergence avec notre histoire fut délicat : il fallait que le Président du Conseil Paul Reynaud ne renonce pas au pouvoir en faveur de Pétain (alors que paradoxalement il tenait à continuer la guerre) ; c’est donc en avançant de quelques semaines le décès accidentel d’Hélène de Portes, sa maîtresse, défaitiste elle, que cette histoire se met à diverger. (Certains ne sont pas d’accord sur le poids de l’influence d’Hélène. Détail, on pourrait trouver d’autres divergences menant au même résultat.)

Le livre reprend l’essentiel, sous une forme aussi plus agréable à lire, du site web 1940lafrancecontinue.org. Il ne couvre que 1940, jour par jour voire d’heure en heure. Le site a quelques cartes et des mentions sur les années suivant 1940.

Le Grand Déménagement

Reynaud tient bon, soutient de Gaulle, écarte Pétain puis Weygand, enrôle Mandel, Zay, Blum... et lance le Grand Déménagement de l’armée française (enfin, ce qu’il en reste...) vers l’Algérie, alors française.

La plausibilité fait l’objet de l’introduction : oui, cela était jouable. Evidemment, en Afrique du Nord, il n’y a aucune industrie digne de ce nom, et la France devient dépendante de l’Angleterre et des États-Unis. Il lui reste des atouts : la flotte, les ressources de l’Empire, de grands stocks d’or.

Ce qui change

Alors, par rapport à notre réalité, quelle différence peut faire une France dont les reins sont brisés ?

  • On pense d’abord à la flotte : sa neutralisation était le premier but d’Hitler en acceptant l’armistice, et mettre la main dessus (en tout cas éviter qu’elle ne passe aux Allemands) une obsession de Churchill. Si la France continue, pas de Mers el-Kébir, la Méditerranée reste aux Alliés, et les convois dans l’Atlantique seront mieux escortés.
  • L’Empire reste intégralement aux Alliés. Alors qu’en réalité de Gaulle a mis des années à le récupérer bout par bout, que les Anglais ont dû envahir Madagascar puis les Américains l’Algérie, que l’Afrika Korps de Rommel a pu s’y baser, si la France continue il devient aussitôt une base de départ, par exemple contre la Lybie.
  • Au lieu de l’humiliante débandade et de la reddition en masse après que Pétain a dit de déposer les armes sans même avoir négocié l’armistice, l’armée française réussit à tenir avec une direction claire. Certes, il est impossible de conserver longtemps la France continentale : le sacrifice de nombreuses unités ne sert qu’à couvrir le Grand Déménagement. Nos uchronistes voient Marseille tomber en août. Mais cela fait pas mal de prisonniers en moins... et beaucoup de combats destructeurs en plus dans toute la France. Des scénarios impliquant un réduit breton (irréaliste) ou provençal (plus plausible) ont été jugés un peu trop optimistes. Que la France tienne encore deux mois contre la Wehrmacht est jugé par certains même conservateur : la logistique de la Wehrmacht était très étirée (d’où une pause forcée à mi-chemin), les Français ont très vite appris de leurs erreurs, etc.
  • Les Français peuvent se rééquiper auprès des Américains grâce à leurs (énormes) réserves d’or.
  • Dans la réalité, l’armée allemande avait quand même souffert (même et surtout après Dunkerque), et les avions perdus en France ont manqué pendant la Bataille d’Angleterre. Par contre la Luftwaffe avait récupéré ses pilotes prisonniers après l’armistice. Si la France continue, la Wehrmacht s’use à finir la conquête, ne récupère pas ses pilotes prisonniers : la Bataille d’Angleterre (pour commencer) est moins intense.
  • Dès 1940 les Alliés peuvent penser à des contre-attaques. Et le livre ne s’en prive pas : l’Italie ayant courageusement déclaré la guerre à une France en pleine débâcle (et comme dans la réalité, impréparation et artillerie de montagne française aidant, l’armée italienne n’ira pas loin dans les Alpes), elle prend le premier choc, avec la conquête alliée immédiate de la Lybie, de la Sardaigne, de Rhodes (ces deux dernières jamais conquises dans la réalité). Les Alliés ont donc gagné deux ans en Afrique, évité l’Afrika Korps, attiré la Grèce dans leur camp (que Mussolini aurait attaqué sinon dès la fin 1940, sans succès), protégé Suez, et menacent immédiatement la Sicile.
  • Pétain a dans la réalité réussi à obtenir une légitimité grâce aux pleins pouvoirs octroyés par les députés. Si la France continue, ceux-ci s’enfuient, et commencent à bâtir quelque chose qui s’orientera plutôt vers notre Vè. Et si les auteurs ont tenu à maintenir Laval, Doriot, Déat… au pouvoir (à Paris, pas Vichy), ce n’est qu’une bande d’arrivistes à la légitimité nulle.
  • L’Empire français (et le belge également par contrecoup) sortira socialement complètement transformé de la guerre, grâce aux centaines de milliers de personnes (soldats, techniciens, politiques…) déplacés en Algérie mais aussi aux lois donnant la citoyenneté aux « sujets »[1] s’enrôlant et à leur famille. D’intéressantes perspectives pour l’après-guerre…
  • De même, des milliers de Républicains espagnols sont enrôlés par l’armée française.

Ce qui ne change pas :

Les auteurs n’ont pas osé trop s’éloigner de la trame temporelle réelle, de manière logique pour 1940, de manière plus discutable (et même frustrante, mais c’eut été un saut dans l’inconnu) pour la suite :

  • Le livre s’arrête à la Saint-Sylvestre 1940, donc bien avant l’attaque de l’URSS. Mais l’introduction précise bien que le maintien de la France dans la guerre ne change rien aux intentions d’Hitler. Sa nature (et celle de son régime dirait Hannah Arendt) impose de passer vite à autre chose quand les difficultés se font jour, et une France exsangue ne l’inquiétera pas beaucoup plus que la seule Angleterre dans notre réalité. Les nazis attaqueront donc les Soviétiques.
  • De même, dès les premières pages on sait que l’Occupation durera peu ou prou quatre ans. Au passage, quelques clins d’œils font référence à des événements bien postérieurs, légèrement « décalés ».

Quelques reproches tout de même :

  • Sur la forme, les récits au jour le jour recensant la moindre escarmouche au fond du désert lybien peuvent un peu lasser. Les opérations sont tellement détaillées que certaines parties se lisent en diagonale.
  • C’est le lot de la plupart des uchronies, mais il est frustrant de savoir que l’on passe à côté de nombre de références. Il faut quasiment avoir Wikipédia à portée de main pour se renseigner sur le champ sur chaque personnage qui apparaît : Guillaumet a un rôle dans l’évacuation (au lieu, dans la réalité, de se faire tuer dès 1940) ; Mendès France ne finit pas condamné comme déserteur ; Blum ne finit pas en prison sous Vichy ; Weygand se fait tuer au front ; le serment de Lybie remplace celui de Koufrah ; par contre l’ambassadeur japonais prend toujours des notes après le raid allié sur Tarente qui inspira celui sur Pearl Harbor ; etc.
  • Les avis des civils manquent cruellement. Le gouvernement a fui avec une partie de l’armée : qu’en pense le civil de base resté en France sous Occupation ? Que disent les habitants qui voient leur ville détruite juste pour des combats de retardement ?
  • Sur le fond, on pourrait reprocher au livre de trop se baser sur la ligne temporelle réelle sur le long terme (on sait que l’Occupation durera quatre ans, que l’URSS sera attaquée…) alors que les opérations imaginées pour 1940 n’ont plus rien à voir avec celles de la réalité. Le maintien de la France dans la guerre n’aurait-il qu’un si faible impact ? Il faudra attendre pour voir. En fait l’effet serait sans doute majeur sur l’après-guerre : sur l’Algérie (pleine de nouveaux citoyens arabes avec droit de vote) et l’Empire ; sur le maintien de la France comme puissance majeure sur le papier ; sur la manière dont l’Europe est libérée ; le rôle final de l’URSS… J’aurais rêvé d’un basculement majeur : par exemple, les Empires occidentaux ayant mieux encaissé, le Japon décide ne pas s’y frotter, renonce à Singapour, au Vietnam et à Pearl Harbor et (le choix fut paraît-il discuté à Tokyo) préfère croquer l’URSS par l’Est : celle-ci s’effondre rapidement avec les conséquences que l’on imagine (aussi bien stratégiquement pour le plus grand bénéfice des nazis que par le maintien prolongé de la non-belligérance américaine) (Ajout de 2015 : D’un autre côté, les Japonais s’étaient déjà cassé les dents contre les Soviétiques en Sibérie).

PS de septembre 2011 : Alias a aussi aimé ce livre.

PS de 2013 : Le second tome, 1941-1942 est paru ! (et je l’ai chroniqué ici)

Note

[1] Rappelons que la devise Tous les hommes sont égaux, dans la France de la IIIè et de la IVè république, ne valait ni pour les femmes ni pour les Arabes...